X
Sur la crête !

La lunette rivée à l’œil, Bolitho et Dancer exploraient la jetée. Ils constatèrent en même temps un regain d’activité à terre : l’armement qu’ils attendaient depuis plus d’une heure s’activait autour du canot.

— On va bientôt savoir, Dick.

Mais Dancer était visiblement anxieux.

Bolitho laissa sa longue-vue et essuya la pluie qui ruisselait sur son visage. Il était trempé jusqu’aux os mais, pas plus qu’à Dancer et à l’équipage du Vengeur, il ne lui était possible de se détendre en attendant le retour de son frère.

Ils avaient tous du mal à oublier cet horrible instant, lorsqu’ils avaient retrouvé cet homme condamné à mort. Puis leur joie, quand ils avaient enfin su que Dancer avaient raison d’accuser Vyvyan, s’était vite changée en amertume. Suivi d’un détachement de dragons, le colonel de Crespigny en personne s’était précipité au manoir de Sir Henry, où il avait appris qu’il venait de partir en voyage pour une destination inconnue, une mission de la plus haute importance, et que l’on ignorait quand il reviendrait. Voyant bien que le colonel ne savait trop quoi faire, le régisseur avait ajouté froidement que Sir Henry n’était pas habitué à voir l’armée s’inquiéter de ses faits et gestes.

Et après tout, il n’y avait pas de preuve. Mis à part cette accusation proférée par un homme à bout de course, ils n’avaient rien, rien du tout. Pas de marchandise volée, pas de mousquets, ni de brandy, ni quoi que ce fût. De nombreux indices montraient que beaucoup de monde était passé là récemment : empreintes de sabots, traces de roues, tramées laissées par des tonneaux ou des charges que l’on avait visiblement déménagés à la hâte. Mais tout ceci allait rapidement être effacé par la pluie qui continuait à tomber. En clair, ils n’avaient la preuve de rien.

— C’est demain Noël, fit lentement Dancer ; ça risque fort de ne pas être très joyeux.

Bolitho se tourna, plein d’estime pour lui. Dancer était le seul que l’enquête épargnerait sûrement, même si on lui demandait de déposer. Sa position, celle que son père occupait à Londres, voilà qui arrangerait le reste. Et pourtant, il se sentait aussi impliqué que la famille Bolitho, la famille qui l’avait entraîné malgré lui dans cette aventure.

Le bosco de quart les appela :

— Le canot major vient de pousser, monsieur !

— Très bien, faites monter la garde.

C’était peut-être bien la dernière fois que Hugh montait à bord d’un bâtiment placé sous son commandement, ici ou ailleurs. Le capitaine passa la coupée et salua la garde.

— Rappelez l’équipage au poste de manœuvre et hissez les embarcations.

Il consulta le pennon qui claquait au vent en tête du grand mât.

— Nous appareillons d’ici une heure.

Et, jetant un regard distrait aux deux aspirants, comme s’il les voyait pour la première fois :

— Je suis bien content de me tirer d’ici, maison ou pas !

Bolitho était crispé. Ainsi, leur dernier espoir s’était envolé, il n’y aurait pas de miracle.

Dancer et le bosco se hâtèrent vers l’avant et Hugh ajouta, d’une voix plus calme :

— J’ai reçu l’ordre de rallier Plymouth sur l’heure. Les hommes que j’avais laissés à bord d’une prise ont été rassemblés là-bas, si bien que ton affectation à bord n’a plus lieu d’être.

— As-tu des nouvelles de Sir Henry Vyvyan ?

Son frère haussa les épaules, l’air las.

— Il a réussi à duper de Crespigny tout comme nous. Tu te souviens de ce convoi d’or, celui que les dragons devaient escorter de toute urgence à Bodmin ? Eh bien, nous savons maintenant qu’il appartenait à Vyvyan. Ainsi, tandis que nos hommes et ceux des impôts se faisaient tailler en pièces par ses ruffians, Vyvyan transférait tranquillement son butin sur un autre navire, à Looe, après avoir utilisé ces mêmes soldats qui sont maintenant à sa recherche !

Il se retourna, l’air soudain vieilli.

— Par conséquent, pendant qu’il est en chemin pour la France, sans doute pour acheter d’autres armes destinées à ses guerres personnelles, c’est moi qui devrai en affronter les conséquences. J’ai cru trop longtemps que je le prendrais de vitesse. Mais là, je me suis fait avoir sans même m’en rendre compte !

— Mais est-il bien sûr que Sir Vyvyan soit à bord de ce bâtiment ?

Il le voyait comme s’il y était.

Ce serait le triomphe de Vyvyan, après la vie dangereuse mais ô combien rentable qu’il avait menée en Cornouailles. Puis, quand les choses se seraient calmées, il reviendrait tranquillement au pays. Il était peu probable que les autorités l’inquiètent une seconde fois.

— Oui, approuva Hugh, le navire s’appelle la Virago, un ketch tout neuf et très manœuvrant. Apparemment, il lui appartient depuis environ un an.

La pluie ruisselait sur sa figure.

— A l’heure qu’il est, impossible de savoir où il se trouve. Mes ordres mentionnent qu’un bâtiment de Sa Majesté « pourrait » faire des recherches, mais rien de précis – il claqua des mains, au comble du désespoir. De toute façon, la Virago est très rapide et elle distancerait n’importe qui par un temps pareil.

Gloag montait pesamment, mastiquant un morceau de bœuf salé ou quelque chose de ce genre.

— Monsieur ?

— Nous levons l’ancre, monsieur Gloag, nous mettons le cap sur Plymouth.

Il n’était point besoin d’être grand clerc pour deviner que Hugh avait hâte de s’en aller. Quand il fallait se battre contre un ennemi, croiser le fer en duel, il était à son affaire. Mais devoir faire face au mépris et à la dérision lui était insupportable.

Bolitho surveillait la mise à bord des embarcations. Les cirés des marins luisaient de pluie.

Voilà, direction Plymouth et la commission d’enquête. Triste manière de finir l’année.

Et pourtant, ils avaient été à deux doigts de réussir, de démasquer les manœuvres infâmes de Vyvyan, les meurtres, le pillage des bâtiments naufragés. Il revoyait encore la tête de Dancer lorsque les soldats l’avaient ramené à la maison, ces traces livides sur ses épaules. Et encore, comment ses ravisseurs avaient menacé de lui ôter la vue. Oui, ils avaient vraiment été à deux doigts. Mais il était trop tard maintenant et l’horizon lui parut sombre comme jamais.

— Je descends, annonça son frère, préviens-moi quand nous serons à pic.

Il allait disparaître dans l’écoutille lorsque Bolitho le rappela.

— Oui ?

— Je repensais à ce que nous avons réussi à faire, à ce que nous savons de façon certaine.

Les traits de son frère se détendirent.

— Non, je n’essaie pas de te mettre du baume sur le cœur. Mais imagine que les autres aient tort, de Crespigny, l’amiral, tout le monde ?

Hugh Bolitho remontait lentement l’échelle, les yeux rivés sur lui.

— Continue.

— Peut-être avons nous surestimé l’assurance de Sir Henry. Ou peut-être a-t-il bien l’intention de quitter l’Angleterre, peu importe. Mais dans ce cas – son frère commençait à comprendre où il voulait en venir –, la France est certainement le dernier endroit où il irait !

Hugh enjamba l’hiloire et resta là à contempler pensivement le port qui s’enfonçait dans l’ombre, les moutons sur la rade, les lumières scintillantes de la ville.

— L’Amérique, alors ?

Il agrippa son frère par l’épaule, à lui en faire mal.

— Mais, par Dieu, tu as peut-être raison. À l’heure qu’il est, la Virago risque d’être dans le chenal, sans rien entre elle et l’Atlantique, mais non… rien, si ce n’est le Vengeur.

Bolitho regrettait presque d’avoir parlé. N’était-ce pas un faux espoir de plus ? Une façon d’irriter encore davantage l’amiral et de se diriger tout droit vers la cour martiale ?

Gloag les regardait d’un air inquiet.

— On va avoir un vrai temps de bran, monsieur. Et si la pluie se calme un peu, faut s’attendre à de la brume.

— Comment, monsieur Gloag ? Vous voudriez que j’abandonne, que j’admette mon échec ? C’est bien ça ?

Gloag rougit violemment sous l’insulte, mais il avait dit ce qu’il avait à dire.

— Non, monsieur. Je dis que nous devons nous lancer après lui et ramener cette ordure pour la livrer au bourreau.

Comme pour lever leurs derniers doutes, un homme cria de l’avant :

— A long pic, monsieur !

Hugh se mordit la lèvre, jaugeant ses chances. Il laissait ses yeux errer sur ses hommes, barreurs, gabiers qui s’activaient aux drisses, son frère, Gloag, Pyke et les autres.

— On y va, monsieur Gloag. Appareillez et tracez-moi une route qui nous fasse passer aussi près que possible de la pointe.

Dancer regarda Bolitho et lui fit un sourire : et si la magie de Noël allait se manifester ?

Bolitho attendit que le Vengeur terminât une embardée, traversa le pont et jeta un coup d’œil au compas. Le cotre faisait des mouvements épouvantables, à vous rendre malade. La coque montait à la lame avant de partir en crabe dans le creux, et cela recommençait. Ils étaient en mer depuis près de douze heures, mais le temps lui avait paru bien plus long.

— En route au nord-ouest, annonça réglementairement le timonier.

Comme tous ses camarades, il avait l’air fatigué et passablement découragé.

On piqua sept coups à la cloche avant. Bolitho se dirigea vers la lisse au vent et dut chercher d’urgence une prise : le cotre repartait dans un creux. Encore une demi-heure avant minuit, c’était demain Noël. Mais pour son frère, peut-être pour eux tous, ce jour avait une autre importance. Peut-être s’étaient-ils lancés dans une aventure insensée, dernière tentative désespérée pour renverser le cours du destin. Depuis leur départ, ils n’avaient pas vu un seul navire, pas même un pêcheur fou. Et il n’y avait là rien de surprenant, conclut amèrement Bolitho.

Il fut pris d’une quinte de toux – pas étonnant après le rhum qu’il avait avalé comme les autres. Il fallait sans cesse régler les voiles, changer d’amures… Impossible d’allumer un feu dans la cambuse. L’équipage devrait se passer de repas chaud. Bolitho prit la ferme résolution de ne plus avaler une seule goutte de rhum, si du moins il arrivait à s’en passer.

Comme d’habitude, Gloag avait parfaitement raison : le temps évoluait comme il l’avait prévu. Il tombait toujours de l’eau et les gouttes acérées vous cinglaient le visage, mais la pluie avait légèrement baissé d’intensité et une étrange brume s’était levée, qui confondait le ciel et la mer dans une grisaille uniforme.

Bolitho songea à sa mère. À cette heure, elle devait s’affairer pour les préparatifs de Noël, en attendant ses invités habituels, propriétaires terriens, notables de la ville. Chacun remarquerait l’absence de Vyvyan et on ne manquerait pas de la harceler de questions.

Il se redressa un peu en voyant son frère monter. Hugh ne s’était jamais accordé plus d’une demi-heure de repos depuis l’appareillage.

— Le vent se maintient, monsieur, toujours secteur sud.

Il avait adonné pendant la nuit et remplissait complètement la grand-voile. Les dalots sous le vent étaient dans l’eau.

Gloag s’approcha ;

— Si le vent forcit un peu ou tourne un brin, monsieur, va falloir songer à changer d’amures.

Et il fit une moue dubitative : sans ajouter aux soucis du capitaine, il fallait bien qu’il exerce ses responsabilités.

Hugh était partagé. Ils se trouvaient à dix milles dans le sud du cap Lizard, et, comme Gloag l’avait fait justement remarquer, l’aggravation du temps pouvait les mettre à la côte qui se trouvait sous leur vent s’ils n’y prenaient garde. Il alla de l’autre bord pour réfléchir plus au calme.

— Qu’ils aillent au diable, laissa-t-il glisser, autant pour lui que pour les deux autres, cette fois, je crois bien qu’ils m’ont eu.

Le pont était toujours agité des mêmes soubresauts sauvages, les hommes tombaient en poussant des jurons, malgré les regards incendiaires des officiers mariniers. Le temps passait, il allait bien falloir obéir aux ordres de l’amiral. Et si Hugh Bolitho tardait trop, le vent pourrait bien lui jouer un de ses sales tours en changeant brutalement de direction.

Il eut un triste sourire pour son frère.

— Tu réfléchis trop, Richard, ça se voit à ta tête.

— C’est moi qui ai eu l’idée de cette tentative, je pensais seulement que…

— Ne t’en fais pas, c’est bientôt terminé. À minuit, c’est décidé, on vire de bord. Mais enfin, peu importe, c’était une bonne idée. N’importe quel autre jour, le détroit aurait grouillé de bâtiments et on aurait aussi bien pu chercher une aiguille dans une botte de foin. Mais un jour comme aujourd’hui, le jour de Noël ? – il soupira. Si le sort nous était plus favorable, si on y voyait quelque chose, qui sait ce qui serait arrivé ? Pour le moment, il vaudrait mieux qu’on voie à réduire la toile, si jamais le vent forcit.

Son premier devoir consistait à assurer la sécurité de son bâtiment, mais, au ton de sa voix, on voyait bien que ses pensées étaient ailleurs : la poursuite de l’ennemi.

— Montez là-haut et vérifiez les boute-hors de bonnette. Et dites aussi à Mr. Pyke de faire prendre un ris immédiatement.

Il leva les yeux sur le hunier gonflé à craquer. Grinçant et gémissant, les haubans et les écoutes luttaient contre les efforts combinés de la mer et de la barre.

Dancer se présenta sur le pont, pâle et tout ébouriffé.

— Je monte faire un tour en haut, monsieur.

Hugh Bolitho essaya une plaisanterie, mais le cœur n’y était vraiment pas :

— Toujours pas trop de goût pour les hauteurs, Richard ?

Ils échangèrent un regard de connivence qui n’échappa pas à Dancer : ces deux-là n’avaient sans doute jamais été aussi proches.

Et Dancer entama son escalade.

— Merci de m’avoir pris à bord, Hugh, lui dit son frère, un peu gêné de cet élan impulsif.

Hugh hocha la tête.

— A bord de cette vieille Gorgone, je suis sûr qu’ils crèvent de jalousie : ils t’imaginent sûrement les deux pieds sous la table, en train de t’empiffrer. S’ils savaient…

Mais on l’appelait et il releva la tête, soudain tendu. C’était Dancer.

— Ohé, du pont ! Voile un quart sous le vent !

Et l’on piqua huit coups au même moment.

Ils suivaient donc leur adversaire depuis tout ce temps sans le savoir. C’était certainement la Virago, ce ne pouvait être que la Virago. À quelques minutes près, le Vengeur changeait de route et sa proie se serait définitivement échappée.

Pyke arriva en courant, en compagnie de Truscott, le canonnier ; ils étaient trempés, obligés de prendre des postures impossibles pour rester sur le pont. On aurait juré des marins en goguette qui venaient de taquiner le flacon.

— Je monte, monsieur ! cria Pyke en serrant les dents, comme s’il en faisait une affaire personnelle.

Hugh Bolitho confia son chapeau à un matelot :

— Non, j’y vais moi-même.

Tout le monde se taisait. Si Dancer n’avait pas eu cette idée subite de monter, ils seraient déjà en route vers Plymouth et ils n’auraient jamais rien su. Manteau au vent, Hugh Bolitho fit une pause près de l’aspirant avant de continuer son ascension et de disparaître dans le brouillard. Il s’arrêta à la vergue de perroquet, empoigna solidement le mât et se mit en devoir de scruter l’horizon.

Deux minutes plus tard, il était en bas. Le visage impassible, mais les yeux étrangement brillants, il annonça enfin :

— C’est la Virago, il n’y a pas le moindre doute. Deux mâts, gréée en ketch, toute la toile dessus. Il est à notre vent, mais ça ne fait rien.

Il fit quelques pas pour aller vérifier le compas, observa chaque voile une par une.

— Etablissez la trinquette, monsieur Pyke, et envoyez du monde en haut à établir les boute-hors. Avec les bonnettes, on va la rattraper à tout coup – un éclair passa dans ses yeux – ou bien vous m’entendrez causer !

Dancer fut prié de redescendre et on envoya un matelot d’expérience le remplacer. Il arriva haletant et dégoulinant sur le pont.

— La chance tourne, monsieur !

Hugh serra les mâchoires.

— Ce dont nous avons besoin aujourd’hui, monsieur Dancer, c’est de talent, mais je vous jure que je ne refuse pas d’y ajouter une pincée de veine !

Luttant et tanguant sous la traction de ses voiles, le Vengeur accélérait. Les bonnettes étaient maintenant établies comme de grandes oreilles. Ainsi gréée, vergues brassées carrées, elle offrait au vent une impressionnante cathédrale de voiles.

La sensation était forte et parfois même effrayante. Le cotre s’enfonçait dans la lame, les embruns jaillissaient en murs compacts sous le vent. On ne voyait toujours pas la Virago et, à en croire la description de Dancer, il n’y avait guère à voir, même depuis la mâture. La coque était noyée dans la brume alors que les voiles perçaient au-dessus de la couche nuageuse, ce qui simplifiait singulièrement la tâche de la vigie.

Pour Bolitho, il était très improbable que le patron de Vyvyan envisageât seulement la possibilité d’une poursuite. Du moins pas encore. Vyvyan en savait sans doute plus sur le trafic local que l’Amirauté elle-même. Il devait croire le Vengeur confortablement mouillé dans le port, ou occupé à tirer des bords pour aller affronter l’ire de l’amiral.

Son équipage devait être occupé à célébrer dignement non seulement Noël, mais surtout la victoire remportée sur l’autorité royale et un butin dont Bolitho n’avait même pas idée. Et pourquoi pas ? Vyvyan avait gagné sur tous les fronts. Il était maintenant à l’abri du Lizard et aurait bientôt dépassé les Scillies. À partir de là, tout l’Atlantique était à lui, autant dire le désert.

— Comment est-il armé, monsieur ? demanda Truscott.

Hugh Bolitho examinait les voiles, l’air préoccupé, à l’affût de la moindre défaillance, du premier petit signe de danger.

— En temps normal, mieux que nous. Mais j’imagine que Sir Henry Vyvyan nous a préparé quelques surprises de sa façon et il faut donc rester vigilant, monsieur Truscott. Je ne veux pas voir de coup partir au petit bonheur, aujourd’hui – sa voix se fit plus dure. Il ne s’agit pas seulement d’un combat, mais d’une affaire d’honneur.

En l’écoutant, Bolitho se dit que son frère voyait la chose comme un nouveau duel, une querelle à vider de la seule manière qu’il connût. Et, cette fois, peut-être avait-il raison.

— La pluie faiblit, monsieur ! annonça Gloag.

Bolitho avait pourtant du mal à voir la différence, et de toute manière, les embruns les arrosaient déjà copieusement. Les pompes fonctionnaient sans relâche, mais il y avait probablement déjà pas mal d’eau dans les fonds.

La lumière était cependant légèrement différente, rien à voir bien sûr avec celle du jour, mais les crêtes paraissaient plus brillantes et les creux, moins gris.

— En route ouest-sud-ouest ! cria le timonier.

Bolitho retint son souffle : c’était incroyable. En dépit de ce vent terrible, Gloag avait réussi à gagner trois quarts. Les voiles, les espars craquaient de toutes parts et faisaient autant de vacarme qu’une bataille miniature.

Hugh Bolitho surprit son air d’étonnement :

— Je te l’avais bien dit, Richard, tu vois comme il se comporte !

Peplœ, le voilier, s’activait avec ses aides pour parer à la première voile qui partirait en pièces. Il dit en riant au patron :

— On l’a eu ! On est au vent de ce salopard !

— Il nous a vus ! cria la vigie.

Fascinés, ils observaient le ketch qui émergeait d’un seul coup dans la brume, comme un spectre. Il marchait bien, à voir l’impressionnante vague d’étrave.

Ils tressaillirent tous d’un même mouvement en apercevant de la fumée s’échapper de sa dunette. Avant qu’elle eût eu le temps de se dissiper, un boulet heurta de plein fouet le gréement du Vengeur, criblant de trous les bonnettes et la grand-voile.

— Dieu de Dieu, le renard est encore vif !

Hugh Bolitho se retourna pour voir le boulet ricocher sur les vagues. Il alla sous le vent et pointa sa lunette sur son adversaire.

— Chargez et mettez en batterie, je vous prie, il n’y a pas lieu de leur lancer un défi, ne recommençons pas !

Il laissa Truscott s’occuper de la bordée et ajouta d’une voix plus calme :

— C’était une pièce de bonne taille, au moins du neuf-livres. Et il l’a probablement fait mettre à bord dans ce but.

Une autre explosion : un obus passait en hululant par-dessus la lisse avant de s’écraser assez loin sur bâbord.

— Montrez le pavillon, ordonna Hugh.

Le canonnier signala de l’avant que tous les canons étaient chargés et en batterie. Avec cette bande, il avait été facile de mettre les pièces sous le vent en batterie, mais pointer avec la précision requise serait autrement difficile. La mer affleurait à quelques pouces sous les sabords et les équipes se faisaient copieusement doucher à chaque plongeon dans un creux.

— Sur la crête !

Cinq mains noires de goudron se levèrent d’un seul geste, cinq mèches lentes grésillèrent au-dessus de cinq lumières.

— Feu !

Les coups ébranlèrent le pont presque au même instant, dans un vacarme assourdissant. Les hommes se démenaient, criaient, halaient sur les palans de retraite pour écouvillonner et recharger.

Dans les hauts, les gabiers grimpaient comme des singes pour réparer les cordages cassés et rentrer une bonnette déchirée en lambeaux par le vent. Et il avait suffi d’un seul malheureux boulet…

Un grand boum.

Le cotre trembla de toutes ses membrures et Bolitho comprit que la coque venait d’être touchée de plein fouet, sans doute à la flottaison.

Il prit une lunette pour observer le ketch. À travers les lentilles grossissantes, les mâts et les vergues s’animèrent soudain de manière saisissante. Il distinguait même de menues silhouettes qui couraient sur le pont et s’affairaient à la manœuvre.

Une nouvelle bordée, c’était tribord cette fois, le fit sursauter. Les boulets s’écrasèrent tout autour de la Virago, sous le tableau et nettement trop en arrière. Leurs pièces étaient en limite de portée, mais pour leur donner une chance de pointer convenablement, Hugh serait obligé de serrer davantage le vent et la distance augmenterait encore. Un éclair jaillit du gaillard de la Virago : le boulet ricocha sur le pavois et balaya le pont comme une faux gigantesque. Les hommes criaient et essayaient de se mettre à l’abri, mais l’un des timoniers fut pratiquement coupé en deux avant que le boulet allât s’écraser de l’autre bord.

Des ordres retentissaient de toutes parts, on dérapait sur le pont rendu glissant par la mer et le sang. Plusieurs marins allèrent porter secours au blessé et reprendre la barre en main.

La Virago s’éloignait davantage et Bolitho discerna une tache verte à l’arrière : c’était peut-être Vyvyan, avec le long manteau qu’il avait coutume de porter lorsqu’il était à cheval.

— Ça n’sert à rien, monsieur ! s’insurgea Gloag. Encore quèqu’s-uns comme ça, et on sera définitivement démâtés !

Il n’avait pas fini de parler qu’un nouveau boulet emportait l’autre bonnette avec son bâton et ses manœuvres. Le triangle de toile tomba à l’eau. Ils n’avaient pas besoin de cette ancre flottante d’un nouveau genre pour les ralentir davantage et les hommes commencèrent à attaquer le fouillis à la hache pour s’en débarrasser au plus vite.

Hugh Bolitho tira son sabre et déclara simplement :

— Signalez : « Ennemi en vue », monsieur Dancer.

Habitué à la discipline sans réplique des vaisseaux de ligne, Dancer se précipita aux drisses avant même d’avoir compris exactement l’ordre qu’on venait de lui donner. Il n’y avait personne pour lire ce signal, mais Vyvyan ne le savait peut-être pas.

En voyant le pavillon monter à la vergue, le patron de la Virago pouvait bien conseiller à Vyvyan de virer de bord et de s’éloigner dans le sud pour éviter de se faire prendre au piège dans Mounts Bay par deux poursuivants au lieu d’un seul.

— Ça marche ! cria Dancer, sidéré.

Les voiles de la Virago claquaient en tout sens. Elle prit le lit du vent, vergues brassées dans l’axe, mais elle tirait toujours et de nouveaux débris, poulies, bouts de gréement vinrent augmenter le désordre qui régnait sur le pont du Vengeur.

Un nouvel impact les frappa de plein fouet et les marins durent s’écarter en vitesse : le mât de hune tombait. Il se brisa en mille morceaux en heurtant un canon avant de passer par-dessus bord.

Hugh leva son sabre :

— La barre dessous, monsieur Gloag, nous allons serrer encore !

La grand-voile faseya un peu et ils prirent ce nouveau cap. Hugh ajouta pour Truscott :

— C’est le moment ! Et sur la crête !

La distance tombait rapidement. Conscients du péril où ils se trouvaient, les chefs de pièce tirèrent dès qu’ils furent parés.

Serrant les dents, Bolitho essayait de ne pas entendre les cris déchirants des blessés allongés au pied du mât et se concentra pour observer le résultat de cette bordée.

Un grand craquement : l’un des six-livres avait atteint sa cible.

Ce coup unique au but se révéla décisif. Toute la toile dessus, dangereusement installée dans le lit du vent pour échapper à la conserve invisible du Vengeur, le sloop se mit à trembler violemment, comme s’il venait de heurter un banc de sable. Au ralenti d’abord, puis de plus en plus vite, tout le gréement s’effondra vers l’arrière : perroquet, mât de hune, vergues, entraînés par la force du vent, s’affalèrent le long de la coque. En quelques secondes, la fière Virago n’était plus qu’une épave désemparée.

Sans quitter l’ennemi des yeux, Hugh Bolitho s’empara d’un porte-voix :

— Paré à réduire la toile, monsieur Pyke ! Nous allons l’aborder de suite !

Un grondement sourd se fit entendre sur le Vengeur : les hommes s’emparaient de leurs armes et couraient prendre leur poste.

— Ils sont bien plus nombreux que nous, monsieur ! protesta Dancer.

— Mais ils ne combattront pas, répondit seulement Hugh en pointant sa lame comme s’il se fût agi d’un pistolet.

La distance diminuait toujours, le sloop roulait bord sur bord comme pour les attirer dans un dernier piège.

— On y va, monsieur Gloag.

Les voiles étaient déjà rentrées et le Vengeur, obéissant à un dernier coup de barre, se plaça bout au vent, coque contre coque.

Les silhouettes anonymes de la Virago s’étaient changées en hommes, on distinguait des visages. Bolitho se demanda même si certains n’étaient pas des gens qu’il avait connus à Falmouth.

— Au nom du roi, cria Hugh dans son porte-voix, rendez-vous – il pointait son sabre comme un pierrier –, sans quoi nous tirons !

Les deux bâtiments s’abordèrent violemment dans un grand désordre d’espars brisés qui ajoutaient encore à la confusion. Cependant, en dépit de quelques cris hostiles, il n’y eut pas un seul coup de feu, personne ne leva son arme.

Hugh Bolitho s’avança lentement au milieu de ses hommes vers le pavois : un reste de méfiance le poussait à prendre tout son temps.

Bolitho et Dancer le suivirent sabre au clair. Le silence était si oppressant que même les blessés s’étaient tus.

Leurs adversaires n’avaient pas la discipline des marins, ni pavillon ou cause à défendre. Le moment de vérité était arrivé : toute fuite était impossible, et ils ne pensaient plus qu’à leur salut, chacun pour soi. Leur seul espoir consistait à témoigner contre celui qu’ils avaient longtemps considéré comme un ami afin d’essayer d’échapper au gibet. Certains devaient même espérer en sortir libres, en mentant effrontément, chose qui leur était aussi naturelle que la cruauté.

Bolitho se tenait à côté de son frère sur le pont de la Virago et contemplait tous ces visages. On y lisait la lâcheté ; et la colère, pour ainsi dire délavée comme le sang par les embruns, avait laissé place à la crainte.

Sir Henry Vyvyan réussirait sans doute à plaider sa cause de quelque façon, mais la victoire de Hugh était totale : le bâtiment, sa cargaison et assez de prisonniers pour assurer la tranquillité de Mount Bay pendant les années à venir.

— Où est Sir Henry ?

Un petit homme vêtu d’un manteau à boutons dorés, visiblement le patron, s’avança vers eux. Il était sérieusement blessé au front, sans doute par des éclats de bois.

— C’est pas ma faute, m’sieur !

Et il se pencha pour toucher le bras de Hugh, mais une lame d’acier s’interposa brutalement entre eux et il dut reculer. Bolitho et les autres le suivirent à l’arrière. La dunette avait été gravement endommagée par la chute du mât.

Sir Henry Vyvyan était coincé, épinglé comme un papillon, sous un énorme espar, et son visage montrait déjà le masque de l’agonie. Mais il respirait encore. Il ouvrit l’œil qui lui restait, regarda les marins rassemblés autour de lui.

— Trop tard, Hugh, réussit-il enfin à articuler, vous n’aurez pas le plaisir de me voir danser au bout d’une corde.

Hugh laissa retomber sa lame qui s’arrêta à deux doigts de sa gorge.

— Je vous avais réservé une mort plus appropriée à votre cas, Sir Henry, lâcha-t-il.

— Je l’aurais certes préférée, répondit Sir Henry, hypnotisé par la pointe qui le menaçait.

Et, dans un dernier borborygme, il mourut.

Le sabre regagna son fourreau : tout était terminé, et comme il convenait.

— Larguez-moi cette épave, ordonna Hugh, qui semblait insensible à ce qui venait de se passer comme à tous ces regards fixés sur lui, et dites à Mr. Gloag que nous allons la remorquer le temps d’établir un gréement de fortune.

Ce point réglé, il regarda enfin son frère et Dancer :

— Voilà, tout est bien.

Il leva les yeux pour regarder le pavillon frappé à la corne de la Virago, copie conforme de celui qui, déchiqueté par le vent et troué par les éclats, flottait sur son propre bâtiment.

— Voilà le meilleur Noël que j’ai jamais connu !

— Eh, Dick, il reste peut-être encore de quoi fêter ça à Falmouth ? lui dit Dancer en riant.

Revenu à son bord, Bolitho se retourna pour contempler les dégâts sur leur prise. Son frère était toujours là-bas, debout à côté du grand corps étendu sous un manteau vert.

Peut-être se demandait-il encore si Sir Henry Vyvyan ne l’avait pas finalement vaincu…

 

FIN DU TOME 1



[1] Navire à voile latine de l'océan Indien. (NdT)

A rude école
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